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samedi 20 juin 2015

Pratique démocratique, pratique élitiste

Est-il possible d'accéder à une pratique de haut niveau dans les arts martiaux pour le plus grand nombre ?

Le Budo peut-il conjuguer Démocratisation et Élitisme ?




Une sélection rigoureuse

Que ce soit pour les forces militaires ou civiles, les combattants d'élite sont recrutés selon un mode rigoureux de sélection et tous les candidats ne peuvent prétendre au plus haut niveau. Afin d'atteindre leur objectif d'être incorporés dans ces troupes d'élite, les prétendants se préparent de manière intensive. Pour ceux qui ont la chance d'être sélectionnés, ils se verront formés, entraînés et mis à l'épreuve avant d'être opérationnels.
La sélection y est tout aussi rigoureuse dans le domaine du sport où les qualités et aptitudes physiques présentent le plus souvent des limites difficilement franchissables. Pour ceux qui possèdent les bonnes pré-dispositions, il faut encore beaucoup de travail et une grande motivation pour atteindre un haut niveau. Ici aussi peu de pratiquants rejoignent l'élite sportive.

La transformation sportive

Les arts martiaux se situent aujourd'hui entre ces deux domaines : le combat réel et le sport, certains étant plus proches du sport et d'autres du combat à plus ou moins fort degré mais sans être ni totalement un entraînement au combat réel ni totalement un sport.

Autrefois les pratiques martiales étaient réservées à une élite sociale (Samurais, Chevaliers, épéistes) ou à des groupes spécialisés (combattants, soldats, gardes). Au Japon, la défaite militaire de la seconde guerre mondiale avec l'occupation américaine porta un grand coup aux écoles martiales, principalement avec l'interdiction de la pratique, sous prétexte justifié qu'elle exacerbait l'idéologie nippone.

La présentation sportive d'un Budo permettant de revendiquer les bienfaits d'une activité physique - ce que Jigaro Kano avait déjà mis en avant en créant le Judo - permit d'autoriser la reprise de plusieurs pratiques. Un certain savoir put être préservé et des pratiquants furent recrutés, ce qui permit aussi d'équilibrer tant bien que mal les finances parfois fragiles des Dojos.

Mais la transformation « sportive » ne fut pas bien acceptée par les adeptes martiaux, comme pour le Kendo ou pour le Judo pour lequel Jigaro Kano lui-même exprima ses doutes sur une orientation trop dirigée vers la compétition.

L'ouverture de la pratique à la masse populaire ne fut pas sans nombre d'interrogations. Certains maîtres étaient réticents à enseigner ainsi leur savoir martial, surtout aux étrangers et principalement aux Américains, l'ennemi victorieux occupant le pays, ennemi envers lequel il y avait alors un fort ressentiment. Ainsi, l'accès à certaines disciplines martiales restait soumis à approbation, avec lettre de recommandation et engagement du pratiquant. Elles étaient rattachées à leur origine et leurs traditions, la qualité prédominait sur la quantité et l'on préférait enseigner à quelques disciples de valeur plutôt qu'à un grand nombre.

Si l'orientation sportive des disciplines permit de sauvegarder certaines pratiques en les ouvrant à une large masse populaire, beaucoup s'interrogèrent aussi sur la préservation des Budos. Cette question reste toujours d'actualité car les adaptations sportives et l'organisation du sport en général transforment les pratiques et les éloignent de leur origine : l'art du combat.

Un nombre grandissant de pratiquants de haut grade

En tant que sport, l'art martial est pratiqué aujourd'hui par un grand nombre de personnes de conditions sociales et d'âges différents. Pour les arts martiaux, la pyramide des grades est composée d'une large masse de pratiquants peu gradés et d'un nombre limité de hauts gradés.
Cependant nous pouvons constater que le nombre de pratiquants de haut grade ne cesse d'augmenter. Nous pourrions penser en toute logique que plus il y a de pratiquants et plus il y a de gradés, donc plus il a de hauts gradés.

En Kendo, tous les grades sont soumis à un examen, y compris pour le huitième Dan. Les Curriculum Vitae des candidats y sont impressionnants avec des pratiquants 7ème Dan, souvent âgés, le plus souvent fort expérimentés. L'examen reste très sélectif et peu y réussissent.
Mais tous les grades ne sont pas obtenus sur examen, comme pour l'Aïkido en France où la délivrance des hauts grades ne se fait que sur dossier. Ils ne sont pas donc soumis à un examen vérifiant les compétences ou la progression du postulant. Plusieurs critères sont cependant pris en compte dont l'ancienneté du pratiquant, critère qui n'atteste en rien la progression du pratiquant. Cependant, il est de fait que de nombreux pratiquants se présentent (sur examen ou sur dossier) au grade supérieur dès que possible, sans une réelle observation de leur propre progression.

Lors du changement des textes régissant les examens de grades Dan avec le passage de 4 à 2 membres de jury, il fut stipulé que tout refus de grade devait s'accompagner d'une fiche justificative signée par les jurys. Cette fiche n'était pas à remplir en cas d'admission à un grade, si bien que les candidats d'un niveau moyen qui se voyaient refuser l'obtention du grade présenté étaient plus facilement admis pour ne pas avoir à remplir la fiche en fin d'examen, fiche qui surtout oblige les membres du jury à formuler clairement les raisons du refus, c'est à dire à justifier les manques en terme d'objectifs, de capacités et de connaissances techniques. Or les jurys ne sont pas formés à ces exercices. La plupart des jurys ne suivent qu'un week-end de formation (même s'ils dorment ou n'écoutent pas) pour se voir être validés en tant que jurys pour une période de 2 ans sans aucun examen sanctionnant la capacité à juger. Il n'existe encore aujourd'hui dans les règlements aucun critère réellement évaluable indiquant la limite d'obtention d'un grade Dan.

Ainsi de nombreux grades ont été accordés à des pratiquants qui n'avaient qu'un niveau « passable » et, de fait, l'échelle de progression est faussée par un grand nombre de grades accordés avec ce « bénéfice du doute ». Il est alors difficile d'évaluer un niveau technique avec une échelle de progression non étalonnée à sa juste valeur. Pour les hauts grades, une dérive vient des grades délivrés uniquement sur le critère d'ancienneté ou par copinage avec les instances fédérales.

Les politiques fédérales

Si l'on observe les politiques de développement mis en œuvre par les fédérations (sportives) des arts martiaux, aidées par les directives du ministère des sports par lequel les subventions sont orientées, nous pouvons constater que de grands efforts sont dirigés vers la formation des bénévoles techniques encadrants qui sont considérés comme la pierre angulaire du développement de la discipline. Mais qu'entendons-nous par développement ?

De nombreux brevets fédéraux sont délivrés, les jeunes titulaires sont invités à créer de nouveaux clubs dans un but de développement de la discipline. Principalement bénévoles, ils ont un temps limité à consacrer à la pratique et se voient alors accorder une partie de ce temps à l’enseignement. Leur propre temps de pratique diminue donc et leur progression s'en trouve entravée.
Les nouveaux clubs engendreront de nouvelles licences qui alimenteront les finances desdites fédérations. Mais elles n'accorderont parfois qu'un faible budget à la formation des nouveaux brevetés, et ne privilégieront ni la formation continue ni le suivi de leurs encadrants bénévoles.

Cette politique tend alors à favoriser la démocratisation des disciplines mais elle favorise aussi l'amateurisme avec des encadrants moins gradés et moins expérimentés, et donc un potentiel moindre de pratiquants réellement aptes à atteindre un haut niveau. En conséquence, l'augmentation du nombre des pratiquants ne justifie certainement pas celle des hauts gradés.

Cette démocratisation des disciplines tend donc à créer des élites possédant des titres n'ayant pas l'équivalence avec le niveau réel des pratiques. Nous assistons donc un lissage par le bas et une décrédibilisation des disciplines pratiquées.

Sommes-nous dans l'impasse ? Assistons-nous à la dégradation des Budos ?
Oui, si nous continuons ainsi.

Revenir à la Voie

Au Japon, les titres d'enseignant sont très élitistes : Renshi, Kyoshi, Hanshi..., la plupart des Renshi sont au minimum 5ème ou 6ème Dan car il n'est pas concevable au Japon d'enseigner avant ces grades, ou seulement en tant qu'assistant... Voilà qui réduirait considérablement le nombre d'enseignants en France !
Mais nous y gagnerions certainement en qualité.

Il semble donc difficile d'allier quantité et qualité, mais nous pouvons encore retrouver les chemins de la juste voie en favorisant la pratique.

Il nous faut alors privilégier l'Agir plutôt que le Parler. Nous devons comprendre et faire comprendre que c'est seulement par la pratique que nous pouvons atteindre un niveau supérieur.

Il nous faut alors proposer une pratique basée sur la pratique elle-même.

Il nous faut repenser l'organisation de la pratique comme celle de l'attribution des grades. Nous devons fixer de nouvelles règles plus justes et plus cohérentes et fixer des objectifs d'évolution en adéquation avec le niveau d'investissement, les capacités et les qualités des pratiquants, et donner à chacun les moyens de s'engager dans une pratique synonyme de progression.
L'engagement dans une pratique pleine et entière représente déjà une sélection en soi. Nous devons donc distinguer le pratiquant « loisir » du pratiquant investi, comme l'enseignant amateur de l'enseignant professionnel. Nous devons alors accepter que le haut niveau soit réservé non pas à une élite sociale mais à un groupe de pratiquants investis et en constante progression.

Les Voies martiales allient un travail technique qui favorise le développement des capacités et aptitudes d'un individu selon le principe du Shin Gi Taï. Ce principe, selon lequel la technicité compense en grande partie le déclin physique, permet une pratique à long terme voire celle de toute une vie. C'est au travers de ces Voies que se distinguent quelques rares grands maîtres. Ces maîtres possèdent un point commun : une pratique intense et constante.

Démocratie et Élitisme semblent antinomiques dans les arts martiaux. Nous ne pourrons concilier pratique de masse et pratique de haut niveau que si nous établissons une frontière entre ces deux niveaux, frontière qui doit rester franchissable pour qui s'en donne les moyens.

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